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D'ombre et de lumiere
27 novembre 2007

La linéa

Copie_de_IMG_1466 


"Je me demande à quel moment j'ai compris qu'il fallait faire beaucoup plus d'efforts qu'auparavant pour continuer à vivre. Simplement à vivre. Je m'étais toujours figuré, je ne sais pourquoi, que l'existence avait la forme d'une montagne. L'enfance, l'adolescence et le début de l'âge adulte correspondaient à la montée. Ensuite, arrivé à quarante ou cinquante ans, la descente s'amorçait, une descente vertigineuse, bien entendu, vers la mort. Cette idée, assez commune je crois, est fausse. Je le découvre un peu plus précisément chaque jour. C'est par la descente qu'on commence, en roue libre, sans effort. On dispose de tout son temps pour contempler le paysage et se réjouir des parfums - c'est pourquoi les odeurs d'enfance sont si tenaces.
Ce n'est que plus tard que la véritable côte nous apparaît, et l'on met bien du temps à la reconnaître pour ce qu'elle est: une pénible ascension qui a la même issue que la folle pente sur laquelle on s'imaginait projeté à pleine vitesse. Et on se demande, un soir d'automne, les mains dans le seau où l'on essore la serpillière pour la passer - est-ce la quatrième ou la cinquième fois de la journée? — sur le sol crasseux de la cuisine: comment se fait-il que le chagrin ait le poids et l'allure et la noirceur impénétrable d'une enclume? On tord le lambeau gris qui a recueilli le vomi des bébés, leur pisse, la sauce tomate renversée, le vin, le champagne des anniversaires, les milliers de gouttelettes d'une bataille d'eau que se sont livrée des enfants excédés par la chaleur, le gris mauvais des trottoirs que l'on rapporte à la maison. On tord ce pauvre lambeau qui en a tant vu et c'est notre cceur et notre foie et notre estomac qui se vrillent pour dissiper dans nos veines un sang acre, épaissi et que l'on s'imagine aussi sale que l'eau du baquet. Une tristesse monte et l'on s'y noierait s'il n'y avait pas les choses à faire, le courrier en retard, les factures à payer, les vacances à prévoir. On sait bien que si l'on ne fabrique pas, au fur et à mesure, sa propre vie, personne ne le fera pour nous.
Je pense à un dessin animé de mon enfance qui s'appelait, je crois, La Linéa. C'était mon programme favori. On y voyait un bonhomme de profil, figuré par une ligne qui, partant du sol, traçait les contours de son corps et de sa tête, pour replonger ensuite vers le bas, vers le sol à nouveau, si bien que tout se confondait dans le même trait: personnage, décor, horizon. Le bonhomme avançait, il chantonnait, il marmonnait, il était tout joyeux et, soudain, la ligne, la ligne qui le dessinait, s'arrêtait deux pas devant lui. Il s'écriait alors dans un charabia de français teinté d'accent italien: «Ah, mais pourquoi y a pas de ligne ici ? » Souvent, il tombait dans le précipice, se débobinant comme un tricot mal fini, hurlant: «Aaaaaaaaaah! » Parfois, il remontait. Il lui arrivait aussi de fabriquer la suite de son trajet en empruntant un fragment de celui déjà parcouru. Il était l'humain qui doit, chaque jour, poser les rails sur lesquels roule sa locomotive. L'humain adulte, s'entend, l'humain en pleine ascension épuisante vers le néant. Un jour, c'est comme ça, on se retrouve, comme La Linea devant le vide et il n'y a personne à qui s'en prendre. On est effaré de n'avoir rien prévu, scandalisé que personne ne s'en préoccupe. Ah mais pourquoi y a pas de ligne ici? se demande-t-on en essorant la serpillière. Il n'y a pas de ligne parce que ça aussi, c'était faux, ça aussi c'était de l'entourloupe. Pour bien faire, il ne suffît pas de suivre la route, il faut à tout instant la bitumer du goudron onctueux de nos rêves et de nos espoirs, la tracer mentalement, en s'efforçant de prévoir les inévitables virages et les inégalités du terrain. Parfois, quand ça va bien, quand, par miracle, on a réussi à prendre un peu d'avance sur notre effroyable ouvrage d'art, on bénéficie d'un répit et là, c'est bon, tout roule. On est prêt à croire que le plus dur est fait, qu'à partir de ce moment, tout ira bien. On est si naïf, on a la mémoire si courte qu'on ne se rappelle pas que le terrain qui nous accueille est l'œuvre de nos mains et de notre cerveau si prompt à imaginer n'importe quoi. On se la coule douce jusqu'au trou d'après sur lequel on se penche, consterné. Je n'ai plus la force, se dit-on, et je mérite mieux que ça, il serait temps que quelqu'un m'aide, il serait temps qu'une main guide la mienne. Autour de nous une armée de bras ballants. Tout le monde est fatigué. Notre mari, notre femme, nos amis, tout le monde en a marre au même moment, et c'est alors que vient — mais seulement si l'on est très chanceux, seulement si l'on n'a pas peur ou que l'on est suffisamment fou pour mordre à l'hameçon furtif c'est alors que vient l'amour. Et là, ce n'est plus du macadam qu'on jette sur le néant, c'est un pont suspendu qui ouvre la voie jusqu'à l'infini."

Agnès Desarthe  "Mangez-moi"


La linéa: là

Et là. un grand pont suspendu qui ouvre la voies jusqu'à l'infini...

Merci Laouen encore une fois pour cette grande respiration...

    

 

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Commentaires
K
Il y a quelque temps, Sophie ( Washi) postait ceci http://deslibellules.blogspot.com/2007/11/la-linea.html Je ne pouvais pas ne pas mettre le lien en illustration de ce texte ô combien proche ...
D
Voilà une dame qui n'écrit pas pour ne rien dire... ce qu'elle nous dit est "universellement parlant"... Existentialsme et sens pratique, métaphore de la condition humaine tricotée à l'infini... j'aime beaucoup ! Merci à toi, chère Corinne, de ne nous avoir fair découvrir la pensée si intéressante et si bien énoncée de cette écrivain ! Merci aussi à Laouenn, associée à l'aventure - pour la photo si je comprends bien qui, certainement superbe mais malheureusement chez moi, au bout de dix minutes en mon bas-débit rural profond, ne s'affiche toujours pas ! Bises & amitié à vous deux !
B
Nous ne faisons que cela, tout le temps, tracer des routes, inventer des chemins, et pour peu que l'on se retourne, rien, à peine une brume qui s'efface déjà... <br /> En restera-t-il quelque trace? Quelques mots, quelques vapeurs diffuses dans l'air? <br /> Alors oui ! S'engager sans peur sur le pont suspendu vers l'infini, et vibrer, de toute la beauté du monde !
F
Un labyrinthe infini, un paysage intérieur, un lieu pour se perdre... Renversant !
P
Très beau texte. Toute une philosophie.<br /> <br /> La pente dévalée, l'eau ressourcée serpente et s'enrichit, vivante, irrigant autour d'elle, faisant jaillir la vie, sûre d'elle même.<br /> <br /> Splendide image.
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