La linéa
"Je me demande à quel
moment j'ai compris qu'il fallait faire beaucoup plus d'efforts
qu'auparavant pour continuer à vivre. Simplement à vivre. Je m'étais
toujours figuré, je ne sais pourquoi, que l'existence avait la forme
d'une montagne. L'enfance, l'adolescence et le début de l'âge adulte
correspondaient à la montée. Ensuite, arrivé à quarante ou cinquante
ans, la descente s'amorçait, une descente vertigineuse, bien entendu,
vers la mort. Cette idée, assez commune je crois, est fausse. Je le
découvre un peu plus précisément chaque jour. C'est par la descente
qu'on commence, en roue libre, sans effort. On dispose de tout son
temps pour contempler le paysage et se réjouir des parfums - c'est
pourquoi les odeurs d'enfance sont si tenaces.
Ce n'est que plus
tard que la véritable côte nous apparaît, et l'on met bien du temps à
la reconnaître pour ce qu'elle est: une pénible ascension qui a la même
issue que la folle pente sur laquelle on s'imaginait projeté à pleine
vitesse. Et on se demande, un soir d'automne, les mains dans le seau où
l'on essore la serpillière pour la passer - est-ce la quatrième ou la
cinquième fois de la journée? — sur le sol crasseux de la cuisine:
comment se fait-il que le chagrin ait le poids et l'allure et la
noirceur impénétrable d'une enclume? On tord le lambeau gris qui a
recueilli le vomi des bébés, leur pisse, la sauce tomate renversée, le
vin, le champagne des anniversaires, les milliers de gouttelettes d'une
bataille d'eau que se sont livrée des enfants excédés par la chaleur,
le gris mauvais des trottoirs que l'on rapporte à la maison. On tord ce
pauvre lambeau qui en a tant vu et c'est notre cceur et notre foie et
notre estomac qui se vrillent pour dissiper dans nos veines un sang
acre, épaissi et que l'on s'imagine aussi sale que l'eau du baquet. Une
tristesse monte et l'on s'y noierait s'il n'y avait pas les choses à
faire, le courrier en retard, les factures à payer, les vacances à
prévoir. On sait bien que si l'on ne fabrique pas, au fur et à mesure,
sa propre vie, personne ne le fera pour nous.
Je pense à un dessin
animé de mon enfance qui s'appelait, je crois, La Linéa. C'était mon
programme favori. On y voyait un bonhomme de profil, figuré par une
ligne qui, partant du sol, traçait les contours de son corps et de sa
tête, pour replonger ensuite vers le bas, vers le sol à nouveau, si
bien que tout se confondait dans le même trait: personnage, décor,
horizon. Le bonhomme avançait, il chantonnait, il marmonnait, il était
tout joyeux et, soudain, la ligne, la ligne qui le dessinait,
s'arrêtait deux pas devant lui. Il s'écriait alors dans un charabia de
français teinté d'accent italien: «Ah, mais pourquoi y a pas de ligne
ici ? » Souvent, il tombait dans le précipice, se débobinant comme un
tricot mal fini, hurlant: «Aaaaaaaaaah! » Parfois, il remontait. Il lui
arrivait aussi de fabriquer la suite de son trajet en empruntant un
fragment de celui déjà parcouru. Il était l'humain qui doit, chaque
jour, poser les rails sur lesquels roule sa locomotive. L'humain
adulte, s'entend, l'humain en pleine ascension épuisante vers le néant.
Un jour, c'est comme ça, on se retrouve, comme La Linea devant le vide
et il n'y a personne à qui s'en prendre. On est effaré de n'avoir rien
prévu, scandalisé que personne ne s'en préoccupe. Ah mais pourquoi y a
pas de ligne ici? se demande-t-on en essorant la serpillière. Il n'y a
pas de ligne parce que ça aussi, c'était faux, ça aussi c'était de
l'entourloupe. Pour bien faire, il ne suffît pas de suivre la route, il
faut à tout instant la bitumer du goudron onctueux de nos rêves et de
nos espoirs, la tracer mentalement, en s'efforçant de prévoir les
inévitables virages et les inégalités du terrain. Parfois, quand ça va
bien, quand, par miracle, on a réussi à prendre un peu d'avance sur
notre effroyable ouvrage d'art, on bénéficie d'un répit et là, c'est
bon, tout roule. On est prêt à croire que le plus dur est fait, qu'à
partir de ce moment, tout ira bien. On est si naïf, on a la mémoire si
courte qu'on ne se rappelle pas que le terrain qui nous accueille est
l'œuvre de nos mains et de notre cerveau si prompt à imaginer n'importe
quoi. On se la coule douce jusqu'au trou d'après sur lequel on se
penche, consterné. Je n'ai plus la force, se dit-on, et je mérite mieux
que ça, il serait temps que quelqu'un m'aide, il serait temps qu'une
main guide la mienne. Autour de nous une armée de bras ballants. Tout
le monde est fatigué. Notre mari, notre femme, nos amis, tout le monde
en a marre au même moment, et c'est alors que vient — mais seulement si
l'on est très chanceux, seulement si l'on n'a pas peur ou que l'on est
suffisamment fou pour mordre à l'hameçon furtif c'est alors que vient l'amour. Et là, ce n'est plus
du macadam qu'on jette sur le néant, c'est un pont suspendu qui ouvre
la voie jusqu'à l'infini."
Agnès Desarthe "Mangez-moi"
Et là. un grand pont suspendu qui ouvre la voies jusqu'à l'infini...
Merci Laouen encore une fois pour cette grande respiration...