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D'ombre et de lumiere
27 août 2009

La vie secréte des objets

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"Chaque fois que nous arrivons à la fin d'un film, nous en parlons un moment .J'ai en général envie de discuter de l'histoire et del ia qualité de l'interprétation, mais elle a tendance à concentrer ses observations sur les aspects techniques du film: les prises de vues, le montage, l'éclairage, le son, et tout ça.
Ce soir pourtant, après trois films étrangers consécutifs - La Grande Illusion, Le Voleur de bicyclette et le Monde d'Apu  - Katya a ébauché quelques commentaires intelligents et perspicaces, une théorie de l'art cinématographique qui m'a impressionné par son originalité et sa pertinence.

Les objets inanimés, a-t-elle observé.

Que veux-tu dire ?.

Les objets inanimés comme moyen d'exprimer des émotions humaines. C'est ça, le langage du cinéma. Seuls les bons réalisateurs comprennent comment y arriver, mais Renoir, De Sica et Ray sont trois des meilleurs, n'est-ce pas ?

Sans aucun doute.

Pense aux premières scènes du Voleur de bicyclette. Le héros trouve du boulot, mais il ne pourra l'accepter que s'il retire sa bicyclette du clou. Il rentre chez lui complètement déprimé. Et sa femme est là, devant leur immeuble, chargée de deux grands seaux d'eau. Toute leur pauvreté, toutes les difficultés de cette femme et de sa famille sont contenues dans ces seaux. Le mari est tellement plongé dans ses propres soucis qu'il ne pense pas à l'aider avant qu'ils soient presque à la porte. Et même alors il ne prends qu'un des seaux et la laisse porter l'autre. Tout ce qu'on a besoin de savoir de leur couple est montré ces quelques secondes. Ils montent alors dans ~ appartement et la femme a l'idée de donner leurs draps de lit en gage pour pouvoir récupérer la bicyclette. Rappelle-toi la violence du coup de pied quelle envoie au seau dans la cuisine, la violence avec laquelle elle ouvre le tiroir de la commode.  Objets inanimés, émotions humaines. Ensuite on est dans que du prêteur sur gages, pas vraiment une boutique, en réalité, mais un endroit immense, une espèce d'entrepôt pour les trucs dont personne ne veut. La femme négocie les draps et après ça on voit un des employés porter leur petit ballot sur les étagères où sont rangés les articles mis en gage. D'abord, les étagères n'ont pas l'air très hautes mais ensuite la caméra recule et, quand l'homme commence à grimper, on voit qu'elles montent et montent jusqu'au plafond et que toutes les étagères, tous les casiers sont bourrés de ballots identiques à celui que l'homme est en train de ranger, et tout à coup on dirait que toutes les familles de Rome ont vendu leurs draps de lit, que la ville entière est dans la même misérable situation que le héros et sa femme. En un seul plan, grand-père. Un plan qui nous donne une image de toute une société vivant au bord de la catastrophe.

Pas mal, Katya. Les roues tournent...

Ça vient de me frapper, ce soir. Mais je crois que je tiens quelque chose, là, parce que j'en ai vu des exemples dans les trois films. Tu te rappelles la vaisselle dans La Grande Illusion ?

La vaisselle ?

Presque à la fin. Gabin dit à l'Allemande qu'il l'aime, qu'il viendra les retrouver, elle et sa fille, quand la guerre sera finie, mais les soldats approchent maintenant et il faut que Dalio et lui essaient de passer la frontière suisse avant qu'il ne soit trop tard. Ils prennent un dernier repas ensemble, tous les quatre, et puis le moment arrive de se dire au revoir. Tout ça est très émouvant, évidemment. Gabin et la femme debout sur le seuil, la possibilité qu'ils ne se revoient jamais, les larmes de la femme tandis que les hommes disparaissent dans la nuit. Renoir montre alors Gabin et Dalio en train de courir à travers bois, et je parierais gros que n'importe quel autre réalisateur serait resté avec eux jusqu'à la fin du film. Mais pas Renoir. Il a le génie - et quand je dis génie, je veux dire l'intelligence, le coeur, la compassion - de revenir à la femme et a sa petite fille, à cette jeune femme qui a déjà perdu son mari à cause de cette guerre insensée, et qu'est-ce qu'elle oit faire? Elle doit rentrer dans la maison et se Couver face à la table et à la vaisselle sale du repas qu'ils viennent de partager. Les hommes sont parti et parce qu'ils sont partis, cette vaisselle est métamorphosée en signe de leur absence, de la souffrance solitaire des femmes quand les hommes sont à 1 guerre et, un objet à la fois, sans un mot, elle ramassé les assiettes et débarrasse la table. Combien de temps Are la scène ? Dix secondes ? Quinze secondes Rien du tout, mais on en a le souffle coupé, non On reste complètement sonné.
Il en resta un. Le film indien je crois que c'est celui que j'ai préférée.

Mais où est l'objet inanimé dans Apu.

Réfléchis.

Je n'ai pas envie de réfléchir. C'est ta théorie, alors à toi de parler.

Les rideaux et l'épingle à cheveux. Une transition d'une vie à une autre, l'instant crucial du film. Apu est allé à la campagne pour assister au mariage de la cousine de son ami. Un mariage arrangé selon la tradition et, quand le fianœ arrive, on s'aperçoit que c'est un idiot, un parfait imbécile. Le mariage est annule et les parents de la cousine de l'ami sont pris de panique, ils craignent que leur fille soit maudite à jamais si elle ne se marie pas le jour même. Apu dort quelque part sous les arbres, sans un souci au monde, heureux de se trouver pour quelques jours loin de la ville. Les parents de la jeune fille viennent le trouver. Ils lui expliquent qu'il est le seul célibataire disponible, qu'il est seul à pouvoir résoudre pour eux ce problème. Apu est atterré. Il pense que ces gens sont des cinglés, une bande de péquenots superstitieux, et il refuse de marcher. Et puis il y réfléchit un moment et décide d'accepter. Comme une bonne action, un geste altruiste, mais sans la moindre intention d'emmener la fille avec lui à Calcutta. Après la cérémonie du mariage, quand on les laisse enfin seuls pour la première fois, Apu découvre que cette douce jeune femme est beaucoup plus forte qu'il ne le croyait. Je suis pauvre, dit-il, je veux devenir écrivain, je n'ai rien à t'offrir. Je sais, répond-elle, mais, peu importe, elle est décidée à partir avec lui. Exaspéré, interloqué mais ému, aussi, par sa détermination, Apu cède à contrecoeur. Sans transition, on se retrouve en ville. Un fiacre s'arrête devant l'immeuble décrépit où habite Apu et celui-ci en descend avec sa jeune épouse. Tous les voisins viennent, bouche bée, contempler la jolie fille qu'Apu entraîne à l'étage, dans son petit logement sordide. Peu après, quelqu'un l'appelle et il sort. La caméra ne quitte pas la jeune femme, seule dans cette chambre inconnue, dans cette ville inconnue, mariée à un homme qu'elle connait à peine. Au bout d'un moment, elle va à la fenêtre, devant laquelle pend, en guise de rideau, un morceau de toile de sac. Il y a un trou dans la toile et, par ce trou, elle regarde la cour où un bébé velu d'un lange marche de son pas mal assuré dans la poussière et les débris divers. L'angle de la caméra s'inverse et on aperçoit à travers le trou l'œil de la jeune femme. Cet œil est plein de larmes, et qui pourrait reprocher à cette fille de se sentir dépassée, effrayée, perdue ? Apu rentre dans la chambre et lui demande ce qui ne va pas. Rien, répond-elle en secouant la tête, rien du tout. On a alors un fondu au noir, et la grande question, c'est: que va-t-il se passer maintenant ? Qu'est-ce qui attend ce couple improbable, marié par pur hasard ? En quelques traits habiles et décisifs, tout nous est révélé en moins d'une minute. Objet numéro un: la fenêtre. Retour de l'image, c'est le petit matin et la première chose qu'on voit, c'est la fenêtre par laquelle la jeune femme regardait dans la scène précédente. Mais la toile de sac élimée a disparu, remplacée par une paire de rideaux propres en tissu à carreaux. La caméra recule un peu, et voici l'objet numéro deux: des fleurs en pot sur l'appui de la fenêtre. Ce sont des détails encourageants, mais on ne peut pas encore être certain de ce qu'ils signifient. Un ménage bien tenu, accueillant, la main d'une femme, mais telles sont les obligations d'une épouse et le simple fait qu'elle ait accompli ses devoirs ne prouve pas qu'elle aime son époux. La caméra continue à reculer et on les voit tous les deux, endormis dans le lit. Le réveil sonne et la jeune femme se lève tandis qu'Apu s'enfouit la tête sous l'oreiller en gémissant. Objet numero trois: le sari. Après s'être levée et avoir fait quelques pas, la jeune femme est soudain immobilisée - parce que ses vêtements sont attachés à ceux d'Apu. Très étrange. Qui peut avoir fait ça - et pourquoi ? Elle a une expression à la fois irritée et amusée, et on comprend aussitôt que le responsable est Apu. Revenant vers lui, elle lui donne gentiment une claque sur le derrière et puis défait le nœud. Qu'est-ce que cet instant me raconte ? Qu'ils font l'amour avec plaisir, qu'il règne entre eux une certaine espièglerie, qu'ils sont vraiment mariés. Ils ont l'air satisfaits, mais quelle est la force de leurs sentiments l'un pour l'autre ? C'est alors qu'apparaît l'objet numéro quatre: l'épingle à cheveux. L'épouse sort du champ pour préparer le déjeuner, et la caméra se rapproche d'Apu. Celui-ci réussit enfin à ouvrir les yeux, il bâille, s'étire et roule sur lui-même dans le lit, et il aperçoit quelque chose dans l'interstice entre les deux oreillers. Il tend la main et ramène l'une des épingles à cheveux de sa femme. C'est l'instant capital. Il tient l'épingle devant lui pour l'examiner, et quand on regarde ses yeux, la tendresse et l'adoration qu'expriment ces yeux, on sait sans l'ombre d'un doute qu'il est amoureux fou, que cette femme est la femme de sa vie. Et Ray fait voir tout cela sans avoir recours à un seul mot de dialogue.

Pareil avec la vaisselle, ai-je dit. Pareil avec le ballot de linge. Sans paroles.

Pas besoin de paroles, a répliqué Katya. Pas quand on sait ce qu'on fait.

Il y a autre chose, à propos de ces trois scènes. Je ne m'en étais pas rendu compte pendant que nous regardions les films mais, maintenant, à t'écouter les décrire, cela m'a sauté aux yeux.

Quoi ?

Elles parlent toutes des femmes. De la manière dont les femmes portent le poids du monde. Elles prennent en charge les choses sérieuses pendant que leurs malheureux hommes se démènent sans succès. A moins qu'ils ne restent couchés à ne rien faire. C'est ce qui se passe après l'épingle à cheveux. Apu regarde sa femme à l'autre bout de la chambre, elle est penchée sur une casserole, en train de préparer le déjeuner, et il n'a pas un geste pour l'aider. Pareil avec l'Italien, qui ne remarque pas combien il est pénible pour sa femme de porter ces seaux d'eau.
Enfin, a dit Katya en m'envoyant une légère bourrade dans les côtes. Un homme qui comprend.

N'exagérons rien. Je ne fais qu'ajouter une note en bas de page à ta théorie. Ta très subtile théorie, ajouterais-je volontiers."

Seul dans le noir  de Paul Auster

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Commentaires
M
Très beau texte ! Je note le titre du livre et pense à Alain Cavalier... <br /> http://www.youtube.com/watch?v=mFTv5sst8Yo
F
... la bicyclette, le panier d'osier, le soleil... C'est QUAND les prochaines vacances ?<br /> Joyeuse rentrée !
M
à la prochaine vision de ces films, j'y penserai ...
A
Cet extrait me fascine, il me faut ce livre ! et ta photo illustre un monde intime qui me raconte encore d'autres histoires :)
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