le poids plume des riens
"L'urgence et l'affolement brouillent l'horreur du passage. On ne voit rien. On n'a rien vu. On ne pensait qu'à soulager celui qu'on croyait encore là, qu'à secourir le vivant. On ne pouvait pas admettre que cette face blanche figée, froissée par la douleur, avec ce trou où l'on cherchait le souffle, fût posée si absurdement sur le carrelage, le cou vaguement tordu, la joue contre la paroi du réfrigérateur.
Quelques minutes ou quelques jours plus tôt, la voix, unique et vivante, on n'y prêtait pas même attention, des paroles inestimables et bonnes comme :"Bien dormi?", "Ça va?", "Moi, aussi", de ces paroles qui mêlent allègrement la banalité, le café et les rêves.. Elle s'est éteinte d'un coup. L'habitude tranquille que l'on avait d'une présence vient de se casser net. Le voilà disparu, et il n'est même plus là pour accueillir le terrible besoin qu'on aurait de lui en parler, à lui, évidemment ! Maintenant je sais comment ça arrive. À présent je sais évaluer le poids plume des riens.
C'est tout de suite jadis. Vite fait. Rien dit. On vivait avec cette paisible conviction de presque toujours trouver l'autre au bout du fil. Si peu de choses. On murmurait : "Allô, c'est moi..."II répondait : "Ah, c'est toi ?" C'était tout. Sur le fil de la banalité, les perles sans valeurs des petites nouvelles. "Quel temps ? Non, ici on a la pluie..." Et vient un jour où son numéro de téléphone n'est plus qu'un mélange de chiffres et de non-sens. Un jour où la sonnerie amère retentit dans le vide. Une voix métallique : "Ce numéro n'est plus attribué..." Parfois, l'humour à retardement d'un ancien répondeur verse sa voix d'outre-mort comme un peu d'acide dans le noir : "Je suis absent actuellement, laissez votre message..."
Quel message secret ? Quel message codé va-t-on glisser dans la bouteille de silence qu'on ne jettera jamais à la mer ?
Quel message, désormais ? Chacun griffonne son regret dans une solitude vague et puis raccroche. Vrai moment d'absence.
"À quoi pensiez-vous ? "
À rien, évidemment, à rien...
Ou plutôt si, mais ça se formule tellement mal : je voyais cette étroite plage de vie valide, de vie courante, de vie accélérée -jours, travaux, voyages, amours, paroles, bricoles -, qui s'étend durant quelques années entre la fragilité du petit qui vient de naître et la fragilité du vieillard qui ne parvient plus à marcher."
Pierre Péju Naissance