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D'ombre et de lumiere
14 mars 2008

L'harmonie interne des choses

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extrait de "La fille du cannibale" de Rosa Montero

"Même aux confins de l'être, la beauté existe. II est des moments où être vieux est triste et, parfois, insupportable. À ces moments-là, votre tête s'emplît de la nostalgie de tout ce qui a été perdu et la mélancolie du jamais plus vous étouffe. Je ne serai plus jamais maître de mon corps comme je l'étais jadis, jamais plus la douceur des nuits de ma jeunesse, jamais plus l'espoir en l'avenir et en la puissance. Quand on est vieux tout ce que l'on est, on l'a déjà été.

Pourtant, la vieillesse n'est pas un lieu aussi désolé. Il y a dans l'âge lui-même quelque chose qui vous protège, quelque chose qui compense: une certaine acceptation, une certaine intelligence. Par exemple, quand on parvient à vivre aussi longtemps que moi, on commence à comprendre un peu mieux la mort. Nous croyons que la mort est un ennemi extérieur à nous, un étranger qui nous guette et cherche à nous envahir à maintes et maintes reprises par le biais des maladies. Mais non. En réalité, nous ne mourons pas à cause de quelque chose qui est extérieur et étranger, mais de notre propre mort. Nous la portons en nous depuis notre naissance et elle est quelque chose de proche et de quotidien, d'aussi naturel que la vie. Ce que je suis en train de dire est la chose la plus évidente du monde, cependant notre cerveau rechigne à l'accepter.

Quand on parvient à vivre aussi longtemps que moi, on commence enfin à pressentir que, au sein du désordre du monde, il y a un certain ordre. Peut-être est-ce la consé­quence de mes besoins, une défense contre la désolation et l'absurdité, mais il est sûr et certain qu'il me paraît chaque jour plus évident que l'harmonie existe. Que, au-dessus du tumulte des petites choses, il y a une sérénité universelle, sublime. Si universelle et si sublime qu'elle n'est sûrement pas d'un très grand secours quand l'horreur s'abat sur notre petitesse, sur l'ici et maintenant. Mais il arrive que la conscience trouve une consolation dans cette perception globale de l'équilibre, l'intuition que tout est, d'une manière ou d'une autre, lié.

L'harmonie interne des choses. C'est ce que j'ai essayé d'expliquer: que dans ce que nous sommes, même si cela peut paraitre ridicule et utopique, intervient aussi le Bien comme une modalité indispensable. II est sûr et certain que, de tous temps, [le mal] a eu l'air de gagner; mais si nous faisons un effort pour voir la trajectoire de l'humanité dans son ensemble, on peut aisément remarquer qu'il y a une tension constante entre ce qui est vital et ce qui est morti­fère, entre la volonté de comprendre et celle de commettre des déprédations. L'histoire s'est construite sur ce combat, et l'on pourrait dire que, malgré tout, la raison et l'intelli­gence sont en train de vaincre. Aujourd'hui, par exemple, l'esclavage est un concept abominable dans le monde entier, même si continuent à exister des esclaves clandestins et sont apparus d'autres types d'esclavage. Mais le concept en soi a été terrassé dans la conscience sociale. Peu de chose en apparence, mais c'est une avancée: parce que cet accord commun, ces mots publics librement acceptés par les diverses parties sont le fondement de la civilisation. Et je t'ai déjà dit que pour nous, le mot est tout. 

Laisse-moi te parler des pingouins. Quand les petits des pingouins sortent de leurs œufs, leurs parents doivent les laisser seuls pour aller chercher de la nourriture en mer. Ce qui pose un grave problème, parce que les petits pingouins sont recouverts d'un duvet si léger qu'il ne suffirait pas à les maintenir en vie dans les températures extrêmement froides du pôle Sud. Alors les petits pingouins restent regroupés sur leurs îlots de glace, des milliers de pingouins qui viennent de naître serrés les uns contre les autres pour se tenir chaud. Mais pour que ceux qui se trouvent à l'extérieur du groupe ne gèlent pas, les petits pingouins tournent sans arrêt si bien qu'aucun n'est exposé aux intempéries plus de quelques secondes. Si cette ingé­nieuse ruse collective avait été mise au point par des hommes et des femmes, elle aurait été perçue comme une démonstration de la solidarité humaine; mais les petits des pingouins, contrairement à nous, ne comprennent pas les mots, et s'ils se protègent entre eux, c'est parce qu'ils ont ainsi plus de chances de survivre : c'est une générosité dictée par la mémoire génétique, par la sagesse brute des cellules. Ce que je veux te dire à travers cet exemple,  c'est que ce que nous appelons le Bien est déjà présent au cœur même des choses, chez les animaux irrationnels, dans la matière aveugle. Le monde n'est pas seulement fureur, violence et chaos, mais il est aussi ces pingouins ordonnés et fraternels. Il n'y a pas à avoir si peur de la réalité, parce qu'elle n'est pas que terrible, elle est belle aussi."







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Commentaires
C
Mima > Chacun unique et faisant partie d'un même tout...<br /> <br /> Rémy > Pas d'inquiètude, j'aime les prolongement de pensée...<br /> Moi aussi j'ai du chemin à faire et je ne desepère pas non plus!<br /> Le tout me dépasse cependant quelque chose dans de ce texte fait écho en moi.<br /> <br /> Marie-Claude > "Toute vie est à vivre pour le mieux!"<br /> Tout simplement et c'est déjà tant! <br /> <br /> Bruno > Pnntheïsme: voilà un mot qui résume bien la philosophie de ce texte et qui me convient bien.<br /> Un plaisir de partager tout cela avec toi!<br /> <br /> Michel > Les arbres semblent parfois bien plus humains que ceux que l'on nomme ainsi...
M
Et les petits d’homme et de femme inventèrent le bien et le mal pour rendre supportable d’être au monde. Depuis, les arbres ne cessent de pleurer dans le lit des rivières.<br /> <br /> michel
B
En panthéisme je cueille les mots et ton images .
M
sans vie, la mort ne serait pas <br /> sans conception morale, le bien pourrait être le mal, parfois la mort prend le dessus sur la vie, parfois morale vire c'est selon ... l'instant, le lieu, les circonstances ...<br /> mais toute vie est à vivre pour le mieux, en quête de bonheur ...
R
Merci pour ce texte. Il est somptueux par le message (révolutionnaire) de bonté qu'il porte. Je lis sa sagesse avec le regard du novice parce que je n'ai pas encore rencontré cet instant où on a la conviction que le bien est partout. Mais je ne désespère pas (sourire). Et je perçois bien comme le mot est important dans ce domaine là, dans le pouvoir qui est le sien de déterminer un équilibre entre le chaos d'un contexte et l'espérance d'un lendemain bienfaisant. Cela me fait penser aux déclarations des droits de l'homme. Ils sont incompréhensibles dans leurs contextes et radicalement porteur de sens parce qu'intemporels. Sans le chaos, la violence, la barbarie, ils ne seraient pas. Etrange paradoxe.<br /> Oula, je crains d'avoir été bien long. Pardon. Mais le texte est si riche.<br /> Rémy<br /> Merci pour le commentaire sur mon blog.
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