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D'ombre et de lumiere
10 avril 2010

La vie, c'est quelque chose d'immense...

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Liverpool New York Liverpool Rio de Janeiro Boston Cork Lisbonne Santiago du Chili Rio de Janeiro Antilles New York Liverpool Boston Liverpool Hambourg New York Hambourg New York Gênes Floride Rio de Janeiro Floride New York Gênes Lisbonne Rio de Janeiro Liverpool Rio de Janeiro Liverpool New York Cork Cherbourg Vancouver Cherbourg Cork Boston Liverpool Rio de Janeiro New York Liverpool Santiago du Chili New York Liverpool Océan, plein milieu. C'est là, à ce moment-là, que le tableau se' décrocha.
Moi, cette histoire des tableaux, ça m'a toujours fait une drôle d'impression. Ils restent accrochés pendant des années et tout à coup, sans que rien se soit passé, j'ai bien dit rien, vlam, ils tombent. Ils sont là accrochés à leur clou, personne ne leur fait rien, et eux, à un moment donné, vlam, ils tombent, comme des pierres. Dans le silence le plus total, sans rien qui bouge autour, pas une mouche qui vole, et eux : vlam. Sans la moindre raison. Pourquoi à ce moment-là et pas à un autre ? On ne sait pas. Vlam. Qu'est-ce qui est arrivé à ce clou pour que tout à coup il décide qu'il n'en peut plus ? Aurait-il donc une âme, lui aussi, le pauvre malheureux ? Peut-il décider quelque chose ? Ça faisait longtemps qu'ils en parlaient, le tableau et lui, ils hésitaient encore un peu, ils en discutaient tous les soirs, depuis des années, et puis finalement ils se sont décidés pour une date, une heure, une minute, une seconde, maintenant, vlam. Ou alors ils le savaient depuis le début, tous les deux, ils avaient tout combiné entre eux, bon t'oublie pas que dans sept ans je lâche tout, t'inquiète pas, pour moi c'est bon, alors d'accord pour le 13 mai, d'accord, vers six heures, ah j'aimerais mieux six heures moins le quart, d'accord, allez bonne nuit, bonne nuit. Sept ans plus tard, 13 mai, six heures moins le quart : vlam. Incompréhensible. C'est une de ces choses, il faut pas trop y penser, sinon tu sors de là, t'es fou. Quand le tableau se décroche. Quand tu te réveilles un matin à côté d'elle et que tu ne l'aimes plus. Quand tu ouvres le journal et tu lis que la guerre a éclaté. Quand tu vois un train et tu te dis «je me tire». Quand tu te regardes dans la glace et tu comprends que tu es vieux.
Quand Novecento, sur l'Océan, plein milieu, leva les yeux de son assiette et me dit : « À New York, dans trois jours, je descends. » J'en suis resté baba. Vlam.
Un tableau, tu ne peux pas lui poser des questions. Mais Novecento, si. Je le laissai tranquille un moment puis je commençai à le tanner, je voulais comprendre pourquoi, il y avait forcément une raison, un type ne reste pas trente-deux ans sur un bateau et puis tout à coup un jour il descend, comme si de rien n'était, sans même dire pourquoi à son meilleur ami, sans rien lui dire du tout.
« II y a quelque chose que je dois voir, là-bas, il me fait.
—  Et c'est quoi ? » II ne voulait pas me le dire, et ça peut se comprendre, d'ailleurs, parce que quand il le fit, ce fut pour me dire :
« La mer.
—  La mer ?
—  La mer. »
Ben voyons. T'aurais pu penser à tout sauf à ça. J'arrivais pas à le croire, peut-être qu'il voulait se payer ma tronche. Le coup du siècle.
«Ça fait trente-deux ans que tu la vois, la mer, Novecento.
—  D'ici. Moi, je veux la voir de là-bas. C'est pas la même chose. »
Bon Dieu de bon Dieu. J'avais l'impression de parler avec un môme.
«Eh bien, d'accord. Tu attends qu'on soit arrivés au port, là tu te penches et tu la regardes bien. C'est la même chose.
—  C'est pas la même chose.
—  Et qui t'a raconté ça ? »
C'était un dénommé Baster qui le lui avait raconté, Lynn Baster. Un paysan. Un de ceux qui travaillent comme des mules pendant quarante ans et n'ont jamais rien vu d'autre que leur champ, et peut-être une ou deux fois la grande ville, à quelques lieues de là, les jours de foire. Sauf que ce paysan-là, la sécheresse lui avait tout pris, sa femme était partie avec un prédicateur quelconque, et ses mômes la fièvre les lui avait emportés, tous les deux. Le type né sous une bonne étoile, quoi. Alors un jour il avait pris ses affaires, et il s'était lancé à traverser toute l'Angleterre à pied, pour aller jusqu'à Londres. Mais comme les routes ça n'était pas son fort, au lieu d'arriver à Londres il s'était retrouvé dans un petit village au milieu de nulle part, un endroit où, si tu continuais à marcher, après deux virages, de l'autre côté de la colline, pour finir, tout à coup, tu voyais la mer. Lui, il ne l'avait jamais vue, la mer. Et ça l'avait foudroyé sur place. C'était ça qui l'avait sauvé, à l'en croire. Il disait : «C'est comme un hurlement géant mais qui ne s'arrêterait jamais de crier, et ce qu'il crie c'est : "bande de cocus, la vie c'est quelque chose d'immense, vous allez comprendre ça oui ou non ? Immense !" » II n'y avait jamais pensé avant, ce Lynn Baster. Sans blague, ça ne lui était jamais arrivé de penser une chose pareille. À tel point que, dans sa tête, ce fut comme une révolution.
Peut-être que Novecento c'était pareil... peut-être que ça ne lui avait jamais traversé l'esprit, cette histoire-là, que la vie c'est quelque chose d'immense. Il s'en était douté, peut-être, mais personne jamais ne le lui avait crié aussi fort. Si bien que cette histoire de la mer et tout le reste, il se la fit raconter des milliers de fois par le dénommé Baster, et il finit par décider que lui aussi il devait essayer. Quand il se lança à m'expliquer la chose, il avait la tête du gars qui t'explique le fonctionnement du moteur à explosion : c'était scientifique.
«Je peux y rester encore des années sur ce bateau sans que la mer me dise quoi que ce soit, à moi. Alors que là, je descends, je vis sur la terre et de la terre pendant quelques années, je deviens un type normal, et puis un jour je m'en vais, j'arrive sur une côte, n'importe laquelle, je lève les yeux, je regarde la mer : et elle, elle sera là, et je l'entendrai crier. »

Novencento: pianiste de Baricco

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Commentaires
D
La vie est quelque chose d'immense, oui... comme peut l'être la Littérature... <br /> <br /> " Regarder la mer empèche de mourir. " Incipit et pensée-fétiche de mon p'tit roman "de peintre raté" auquel je travaille durant ces vacances en bord de mer... "Grand Large" en est le titre... <br /> <br /> Ta photo amène toute la magie du réel et du sel... et le grand souffle du monde... <br /> <br /> Amitié à toi, Corinne ! Je ne lis plus tes mots par chez nous... (nostalgie des liens perdus)... quand même, j'espère : "à bientôt !"
M
moi aussi j'adore ce livre<br /> et la photo donne envie de voyage
C
Chère Corinne quel bonheur de te retrouver surtout avec cette belle marine accompagnée des superbes lignes de Baricco !<br /> J'avais fait un article sur ce livre qui est mon préféré de lui et je conseillais (si tu ne connais pas) de se procurer la magnifique version audio admirablement lue par Jacques Gamblin
E
Moi je trouve ca fort qu'en tapant "je voudrais y comprendre quelques chose" sur google je tombe sur cet article et d'en plus me rendre compte que tu as écrit cet article exactement aujourd'hui (ou hier il y a quelques heures...)<br /> <br /> Comme quoi la vie est vraiment quelques chose d'immense...
C
Baricco, mon auteur fétiche, et une lecture inoubliable que Novencento: pianiste.<br /> <br /> Quel belle photo où on entend le bruit des vagues.
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