Nous sommes les miroirs inconscients d'une lumière
Nous sommes les miroirs inconscients d'une lumière que nous ne connaissons que très mal, qui met en évidence nos contours, nos replis, nos craintes et nos zones d'ombre. La lecture du monde n'est pas seulement faite d'éclairage ; elle apparaît aussi par ses zones obscures dont nous cherchons à sonder la nature. La nuit, par contraste, nous permet aussi de retrouver cette lumière qui nous anime. La vie n'est pas que paix, elle ne peut éviter la souffrance. Et cette souffrance n'est pas toujours négation de la lumière ; elle est souvent un passage obscure qui nous force à voir que la vie est plus que ce que nous en percevons. Elle nous force à décaper notre vision, à nous en détacher pour nous risquer à découvrir une perception plus profonde qui perce la surface des apparences. Elle est souvent le moyen de trouver une distance par rapport à ce regard appris et hérité de notre vécu. Comme la souffrance physique qui force à l'évanouissement, elle est une forme d'anesthésie qui nous détache de notre point de vue trop subjectif et trop petit. Elle nous arrache à nos peurs et à nos rôles, elle nous pousse vers le lâcher-prise et le détachement. Si nous parvenons à l'accepter, elle redevient chemin vers la lumière. Souvent, malgré les meurtrissures, elle est révélation, dans la mesure où elle est justement détachement.
Chacun cherche ainsi, à sa manière, son propre chemin vers
la lumière. Il y a bien plus qu'une seule direction qui nous permet d’y tendre.
Ces directions ne sont pas forcément convergentes. Chacune est un regard d'un
instant, auquel succède inévitablement un autre regard et auquel se juxtapose
le regard de l'autre qui est différent. Nos mots, aussi restreints soient-ils,
expriment ce que nous vivons, en fonction de nos propres références
personnelles. Sur nos chemins divergents, il importe que nos mots ne referment
pas notre expérience mais qu'ils l'ouvrent aux autres, au-delà des différences,
c'est-à-dire que notre discours ne doit pas exclure l'autre en dressant des
murs de forteresse autour de nous, mais il doit l'inviter à avoir accès
paisiblement à notre perception qui n'est pas exclusive. De même il convient
que les mots nous aident à percevoir la réalité des autres, au-delà de nos
propres limites Chaque autre regard devient alors, l'espace et le temps d'un
flash, une illumination passagère qui nous ouvre d'autres horizon. Cette
illumination n'implique pas que nous devions suivre simultanément tous les
chemins, le nôtre et celui des autres, mais elle nous permet toutefois de nous
situer dans un espace plus vaste et nous rappelle le caractère très relatif de
notre position.
Nous sommes le reflet d'une lumière qui nous anime et que
nous réinterprétons à notre manière. Le jaune, le bleu et le rouge ne
réagissent pas de la même manière à la lumière. Chacun de nous émet donc sa
propre vibration. Mais, la physique nous dit que la couleur que nous émettons
est justement constituée de la longueur d'ondes que nous rejetons ; en fait, si
nous reflétons du jaune, c'est que nous avons absorbé toute la lumière reçue
sauf le jaune. Quelle est dans ce cas notre juste nature : le jaune ou au
contraire son complément ? Tout le monde nous dira jaune alors que c'est
justement la composante que nous rejetons complètement. C'est que la lumière
révèle souvent les choses à l'aide de son contraire ; la lumière dialogue sans
cesse avec l'ombre. L'ombre n'existe que par la lumière, mais elle n'a pas
d'existence propre, car elle n'est qu'absence de lumière. Davantage que la
lumière, c'est peut-être l'ombre qui met en évidence le volume, les arrêtes,
les plis, les creux et les bosses.
Nous sommes prisonniers d'un regard hérité et notre œil a
perdu toute sensibilité aux autres éclairages. Nous ne savons plus voir que
comme on nous l'a appris ; notre regard semble figé par notre héritage et notre
vécu personnel. Notre regard est limité comme par des oeillères forgées par ces
apprentissages, ces peurs et ces masques que nous nous imposons. Et, perdant
conscience du caractère relatif de notre point de vue, nous croyons que notre
perception correspond à la réalité profonde du monde alors qu'elle n'est qu'un
filet jeté sur les apparences. Notre regard n'arrive plus à percer les autres
manières de voir le monde.
Or chaque lumière nous révèle d'autres arêtes, d'autres
volumes, d'autres ombres. Et si nous acceptons de pénétrer dans cette nouvelle
manière de voir, nous découvrons un monde qui, souvent, nous révèle un aspect
inconnu du monde.
Au delà de ces états de lumière particuliers, il existe une
lumière qui est celle de l'éclairage parfait et complet. J'en ai une conscience
ténue même s'il m'est impossible de palper cette présence vu que je suis
condamné à voir, toujours, le monde depuis là où je suis, c'est-à-dire depuis
mon point de vue particulier.
Certes, nous percevons le monde d'abord avec nos sens. Mais chaque sensation enregistrée vient le plus souvent réveiller en nous une sensation déjà connue, un souvenir, un fait qui nous est familier ou, pour le moins, une analogie avec quelque chose que nous avons déjà perçu. C'est que nous ne sommes pas nés de la dernière pluie ! et nous avons, au cours des années écoulées, accumulé une relative expérience du monde. Cette expérience a été préparée par nos premières années de vie et nos premières aventures qui nous ont, chacun, marqués d'un sceau unique, selon la manière dont nous les avons personnellement expérimentées, dans la joie, dans la sérénité, dans la souffrance, etc. Notre apprentissage de la vie a été surtout très fortement guidé par notre entourage qui nous a procuré, au fur et à mesure de nos découvertes, les instruments d'analyse et de compréhension de ce qui nous arrivait.
Plus que tout, l'apprentissage du langage n'est pas innocent
car il inculque imperceptiblement toute une manière de percevoir le monde et de
se situer par rapport à lui. L'apprentissage du mot " table " va de
pair avec le concept d'un objet constitué d'un plateau et de quatre pieds, car
cet apprentissage ne peut se faire sans que ce mot corresponde à un objet dont
il décrit une nature que chacun puisse percevoir. Tout mot a pour fonction de
cerner un concept dont il devient le support et le véhicule. La transmission de
ce concept ne peut se faire qu'en figeant une réalité qui perd de la sorte sa
subtilité. Les mots sont des carcans, des maillons d'une chaîne qui a certes la
faculté merveilleuse de relier, mais qui, du même coup, nous enchaîne aussi
inévitablement.
Le français ne connaît que le masculin et le féminin tandis
que l'allemand et l'anglais jouent aussi avec le neutre. Le monde est ainsi
perçu par les germanophones ou les anglophones selon trois catégories
distinctes au lieu de deux seulement pour les francophones. Les langues slaves
vont même jusqu'à distinguer les êtres animés des êtres inanimés, même s'ils
sont du même genre. Elles font aussi la distinction entre les actions
accomplies et les actions en cours d'accomplissement et ces distinctions
subtiles deviennent familières à chaque petit enfant slave dont elles forgent
la conception du monde tandis qu'elles nous restent étrangères.
Ces différences de perceptions sont déjà importantes entre
langues européennes. Elles le sont incomparablement plus entre langues de
groupes différents : langues orientales, esquimaux, swahili, hopi, aborigènes,
ou que sais-je... Certaines langues s'expriment plus à l'aide de verbes,
d'autres plus à l'aide de substantifs. Le monde devient alors, aux yeux de
celui qui parle une langue donnée, plus action ou plus objet, selon la
structure que lui propose cette langue. Certaines langues parlent au mode
actif, d'autres davantage au mode passif, mettant par là l'accent sur l'action
qui contrôle ou au contraire sur l'événement qui surgit et que l'on subit.
A l'image de l'apprentissage du langage, l'expérience
quotidienne forge notre philosophie. Notre culture nous prête ses filtres
d'interprétation et nous imprègne d'une explication souvent très exclusive du
monde. En Europe, il faut se découvrir par respect des autres, se chausser pour
être convenable, alors que les traditions sémitiques demandent qu'on se couvre
dans la synagogue ou qu'on se déchausse à la mosquée. Ces codes facilitent
grandement les relations entre usagers du même groupe mais dressent de
multiples barrières entre les peuples.
Bien que fasciné par eux, nous craignons de rencontrer
l'Aborigène, le Chinois ou l'Africain parce qu'ils ont appris d'autres comportements
et qu'il n'existe plus de codes communs pour régler les échanges entre nous.
Chacun ressent alors la peur : peur de l'autre venu d'ailleurs, mais peur aussi
de celui qui appartient à une autre classe sociale, à une autre classe d'âge,
peur du chômeur, peur du marginal, peur (en tout cas toujours un peu) de
chacun, peur même de nos proches.
Cette peur est la cause de bien des échecs au sein de la
famille ; le père n'ose pas être lui-même car il désire tant assumer pleinement
son rôle de père qui, souvent, le dépasse. Le mari et la femme n'osent pas
révéler à l'autre leurs faiblesses de peur de ne plus être aimés et chacun se
cache derrière son masque qui l'empêche d'être reconnu et d'être aimé tel qu'il
est, derrière ce rôle qui en impose à l'autre qui ose encore moins se révéler
sous son véritable visage. Les parents veulent conserver une autorité sur leurs
enfants et craignent de montrer leurs défauts et leurs limites qui les
rendraient pourtant plus crédibles.
Yves de Morsier
D'ombre et de lumière, sommes nous... ;-)